MISER SUR UN CHEVAL NOIR

On roule en direction sud sur l’autoroute 21, un peu après la réserve indienne adjacente à la petite collectivité de Southampton, sur les rives du lac Huron en Ontario. Tout juste avant la localité encore plus petite d’Allenford, vous verrez sur la route une pancarte en bois blanche, rouge et noire derrière laquelle se dresse une vieille maison des plus modestes, flanquée d’une tout aussi vieille écurie à l’arrière. Il y a longtemps que cette écurie a troqué son foin et son fumier contre des caisses à lait remplies de filtres à air et de carburateurs de rechange. Là où broutaient les chevaux trônent maintenant des motos anciennes américaines, britanniques et japonaises. C’est là qu’habite et que travaille Adam King depuis presque dix ans. En fait, si vous passez devant chez lui juste au bon moment, vous pourrez le voir pousser quelques vieilles motos vers l’espace en gravier situé sous de vieux pommiers, tout en buvant les dernières gouttes de son deuxième grand café Tim Hortons, deux crèmes, sans sucre. En entrant par la porte latérale de l’écurie, passé de vieux panneaux publicitaires d’huile et d’essence, vous pénétrez dans une petite salle d’exposition regorgeant d’un large éventail de filtres à huile, d’antiquités et de bougies d’allumage. Quelques araignées dolomèdes de taille assez impressionnante ont élu domicile dans la petite fenêtre et sur l’appui de la fenêtre, un modèle de moto miniature est depuis longtemps déjà prisonnier de leurs toiles. L’espace de travail principal de l’atelier témoigne de la créativité et du style d’Adam. Des caisses de boulons à tête plate sont empilées dans un coin et un cadre de Knuckle Head attend d’être remonté. Pour ceux qui n’ont pas la passion des vieilles motos, tous ces éléments ne signifient peut-être rien. Pour Adam, un mécanicien tranquille des plus modestes et des plus humbles, ils représentent tout ce dont il a toujours rêvé. Sur la plupart des surfaces plates de l’atelier s’alignent des tasses de café Tim Hortons presque vides, qu’Adam a abandonnées là pour répondre à une quelconque urgence. C’est un amalgame de travail d’artiste avec juste ce qu’il faut de désordre. De vieilles photos de construction de motos anciennes et d’anciennes courses de côte ainsi que des portraits de famille ornent les murs, témoignant de la sentimentalité d’Adam. C’est un véritable étalage de la fierté qu’il ressent envers les motos et la collectivité voisine de Black Horse Cycle, un atelier de motos « où l’on fait d’honnêtes affaires », de dire fièrement Adam, qui le prouve chaque jour.


Adam King a toujours eu la passion des motos, car il est un mécanicien, un fabricant et un restaurateur de motos de deuxième génération. Son père, Rick King, a ouvert le premier atelier Black Horse Cycle en 1984, dans une ville ontarienne appelée Kinloss. Cette bannière a existé jusqu’en 1999, quand Rick a décidé d’ouvrir un nouvel atelier appelé Clearly Vintage, qu’il a exploité jusqu’au milieu des années 2000. Pendant plus de dix ans, la mère d’Adam a été membre des Motor Maids et elle a participé à la création du chapitre canadien du club Women in the Wind. Vers le milieu et la fin des années 1960, son oncle Billy faisait partie d’un ancien club de motards ontarien, les Black Diamond Riders. Adam a d’excellents souvenirs des années où, dans sa tendre enfance, il jouait dans l’atelier de motos de son père et allait même jusqu’à voler des gicleurs de carburateur sur l’établi et à les avaler quand son père avait le dos tourné. Certains disent qu’ils ont les motos dans le sang, mais Adam les a dans l’estomac, car les gicleurs y sont peut-être encore logés. La passion d’Adam pour les motos remonte donc à loin. Il était tout jeune quand il a commencé à rêver d’avoir une moto Knuckle Head comme le modèle 1947 de son père. C’est en 2004 qu’Adam a lancé sa propre affaire, qu’il a baptisée The Wrecking Crew, et c’est en 2008 qu’il a décidé de la rebaptiser du nom de l’entreprise de son père, Black Horse Cycle. Il exploite toujours son atelier sous cette appellation.


Le vocabulaire mécanique d’Adam est vaste. Il peut réparer n’importe quoi, que ce soit un coupe-bordure à deux temps ou une poussette d’enfant qui a beaucoup servi. Toutefois, son plus grand intérêt a toujours été les motos anciennes. Au fil des années, il a eu le privilège de posséder des marques rares comme une Indian Sport Scout Hill Climber 1938 d’origine, une Jr Scout 1940, une Triumph Rickman Metisse 1966, une Norton Production Racer ainsi qu’une moto maison connue sous le nom de Blueberry Hog, fabriquée par son grand-père. Toutefois, c’est vers les Harley-Davidson que son cœur penche, et sa collection comprend des motos de marque, dont une RLDR 1936, une XLRTT 1957, ainsi que ses deux motos de course : une EL Knuckle Head 1938 et une WLC Flathead 1943, tendrement appelée la Vomit Comet. Certains aspects du travail de King pourraient être qualifiés de travail d’artiste, et non simplement de travail de mécanicien. Ce n’est pas tant ce que les gens remarquent à propos de ses motos qui le caractérise, mais ce qu’ils ne peuvent pas vraiment définir. Décrire le travail d’Adam comme étant de la restauration n’est pas tout à fait correct. La préservation s’en rapprocherait davantage, mais c’est encore plus. Il ne fait pas que préserver le métal, la peinture et la patine qui distinguent une vieille Harley; il cherche à en préserver l’esprit et à lui donner une nouvelle vie, sans pour autant la faire rutiler et la moderniser. Adam dispose d’une bonne quantité de techniques de son cru, qu’il utilise pour donner à ses motos l’aspect désiré. Certains procédés sont aussi simples que l’utilisation de produits Scotch-Brite et de café renversé, tandis que certains autres, pour générer le résultat escompté, exigent de nombreuses heures de travail et une bonne dose de patience. Plusieurs ont essayé cette forme d’esthétisme dans la fabrication de motos, mais bien peu ont réussi à obtenir un produit fini qui n’a pas l’air de sortir tout droit du concessionnaire. Le travail d’artiste qu’accomplit Adam sur la rouille fait en sorte que la moto a l’air d’avoir été oubliée pendant quelque temps dans une vieille grange. La combinaison de vieilles pièces et de pièces plus récentes fait des motos sur lesquelles Adam a travaillé un amalgame harmonieux et authentique, à l’histoire unique, qui n’auraient pas existé si Adam n’y avait pas apporté sa touche personnelle. Il est plus difficile que certains le croiraient de faire en sorte que de vieilles motos aient l’air de n’avoir pas changé depuis une course de côte d’avant la guerre. Pour Adam, l’autre partie de l’équation est de s’assurer que ses motos n’ont aucun problème à démarrer et à rouler. C’est là où son génie mécanique brille de toute sa splendeur, car ses motos démarrent et roulent à tout coup, ce qui n’est pas peu dire pour de vieilles Harley. Adam est si talentueux dans son travail qu’il est déjà arrivé, lors d’expositions de motos, que des vieux de la vieille l’abordent et lui disent : « Je gage que ce vieil engin ne peut même pas rouler. » Adam, avec un petit sourire en coin, fait alors démarrer la moto deux fois pour leur prouver le contraire et s’amuse de voir l’expression de leur visage changer à mesure que la confiance devient de l’émerveillement. C’est habituellement à ce moment qu’ils posent la question suivante : « Comment faites-vous pour que ces vieux engins fonctionnent si bien ? » Adam, sans aucune hésitation, leur répond : « C’est parce que je suis un mécanicien de Honda », ce qui fait habituellement s’esclaffer les vieux. Il joint l’acte à la parole en participant à la course des Gentlemen et en étant membre des Frozen Few, où ses motos performent, même dans des conditions de course extrêmes comme du sable et de l’eau salée, ou de la neige et la surface gelée d’un lac. Entre autres, la Vomit Comet a déjà grimpé le long d’un énorme banc de neige, laissant Adam passablement amoché. À la course des Gentlemen à Pismo Beach, une moto a frappé latéralement celle d’Adam, mais une fois sur ses deux roues, la moto a redémarré comme si de rien n’était. Adam décrirait ses motos comme étant résilientes et fabriquées dans un but précis.


À la fin de l’année dernière, Adam, en remontant en direction nord sur l’autoroute 21, a découvert, à environ 20 minutes de chez lui, une vieille bâtisse abandonnée dans la petite ville ontarienne d’Underwood. Il a décidé d’y déménager son entreprise et son atelier. Il travaille actuellement à transformer ce vieux local commercial datant de la fin des années 1800 en l’atelier de ses rêves. La bâtisse a abrité différentes entreprises au fil de ses nombreuses années d’existence; l’étage supérieur a même déjà hébergé une loge maçonnique. Lorsqu’il en a ouvert les portes la première fois, l’odeur d’air vicié lui est montée au nez, témoignant de la décrépitude des lieux. La bâtisse avait besoin d’un nettoyage à fond, de réparations majeures et d’une bonne dose d’amour. Maintenant, l’atelier prend vraiment forme. Adam a récemment commencé à y travailler, y déménageant son amas de pièces, ses outils et sa vie, car c’est là qu’il vivra et travaillera désormais. Il n’a pas oublié d’emporter avec lui la fierté qu’il tire de son travail et de son style, dont il veut imprégner le nouvel atelier. Son imposante collection de vieilles pancartes, photos et pièces de moto s’installe tranquillement dans sa nouvelle demeure. Les tasses de café ont recommencé à s’accumuler et les trois chiens d’Adam se sont installés sur le divan destiné aux futurs clients. Il a découvert les vieux comptoirs recouverts de modestes panneaux de bois, créant un endroit où ses amis pourront flâner en racontant leurs histoires. Adam n’a peut-être pas beaucoup de loisirs, mais il aime sa vie comme elle est, vouée au travail avec les clés, ainsi qu’à la fabrication, aux balades et aux courses de motos, de même qu’aux rêves. Personne ne peut savoir ce que lui réserve l’avenir, mais Adam a tout ce dont il a besoin, entouré de vieilles pièces et de nouveaux rêves. Il ne voudrait pas changer, même s’il le pouvait.


 

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